Les petites stations de ski sous perfusion : un combat vain ?

L'exemple de la Sierra de Guadarrama en Espagne face au réchauffement climatique

Le pan de la station de Puerto de Navacerrada exposé plein sud fin janvier.

Face au réchauffement climatique, il n’y a pas qu’en France que le sujet de l’avenir du ski alpin est sensible. De l’autre côté des Pyrénées, en Espagne, la décision de l’État en mars 2021 de mettre fin à l’exploitation de la petite station de ski du col de Navacerrada (1857m), à une heure de Madrid et à la limite du parc naturel de la Guadarrama, a provoqué un tollé chez les amoureux de glisse. En cause : le manque de neige et la volonté de protection du milieu naturel. Comme dans les Alpes, la station a gagné 2 degrés en cinquante ans. Depuis l'an dernier, la concession des principales pistes, dont les terrains appartiennent à l’État au travers de l’organisme de gestion des parcs nationaux, est donc terminée. Ce qui n’a pas empêché l’exploitant - dans l’illégalité - d’ouvrir la station cet hiver, encouragé par la région autonome de Castille-et-León qui refuse de superviser ce scénario de fermeture. Résultat : l’affaire est devant les tribunaux.

Cette fin janvier, à Navacerrada, les groupes de skieurs défilent donc au départ du télésiège principal du col, "Le télégraphe", comme si de rien n’était. « Je sais que la station est menacée et que le changement climatique est là, mais en attendant, aujourd’hui il y a de la neige et ça m’a rendu heureux », raconte Alberto, un Madrilène de 50 ans, ses skis à bout de bras et le sourire en bandoulière.

Et tant pis si cette neige est presque exclusivement l’œuvre des 12 canons. Comme partout où la montagne se réchauffe, l’exploitant de la station de Navacerrada n’a pas bien le choix s’il veut garantir un minimum de jours d’ouverture. La limite pluie-neige qui permet de pratiquer le ski est passée en moyenne de 1200 à 1 500 mètres depuis les années 60 sur la planète. Les stations de ski les plus menacées sont donc celles de basse ou moyenne altitude. La question de la pérennité d'un tel modèle se pose, quand on sait qu'en France, seuls 20 domaines skiables pourraient survivre au réchauffement climatique à l'horizon 2100 sur les quelque 300 stations (projection de Météo France).

Le départ des pistes de ski alpin à Puerto de Navacerrada

La station météo placée au col de Navacerrada indique que la quantité de neige s’est réduite de 25 % en 50 ans.

Chus Martin Merino est la fondatrice du collectif Salvemos Navacerrada pour garder la station ouverte.

Un collectif d'irréductibles

Chus Martin Merino, elle, vient skier là depuis 45 ans. Passionnée par l’histoire de cette station - la deuxième plus ancienne du pays après La Molina en Catalogne - la monitrice de ski rappelle qu'elle a vu naître pas moins de «40 champions d’Espagne », dont « deux olympiques » (Francisco Fernandez Ochoa qui remporta l’or en slalom, en 1972, et sa sœur Bianca le bronze, en 1992).

L'an dernier, celle qui est aussi journaliste a publié le livre Enfants de la Guadarrama : le ski en mémoire d'un col, dans lequel elle raconte l'époque faste de Navacerrada. Quand en 1927 le premier hôtel s'est installé dans la foulée du train en 1923 pour capter une clientèle madrilène toujours plus nombreuse. C'est en 1945 que la station est officiellement déclarée comme telle avec la mise en service du premier téléski. « Entre les années 40 et 70, les trains étaient tellement bondés le week-end qu'il était impossible de descendre par les portes, alors les gens sortaient par les fenêtres », raconte-t-elle notamment dans cet ouvrage.

Quand la décision de l’État de fermer la station est tombée, Chus a donc naturellement décidé d’organiser la fronde à travers le collectif « Salvemos Navacerrada » (Sauvons Navacerrada) qui compte quelque 1 500 sympathisants sur sa page Facebook. Pour elle, pas question de tirer un trait sur cette riche histoire. Et puis, ajoute l'Espagnole, « Navacerrada n'est pas dans le parc naturel de la Guadarrama et il n'y a pas de problème avec l'environnement ici. L'eau des canons à neige est prélevée dans la nature mais est restituée à la nature. »
En plus de son comité de soutien citoyen, Chus parle d’une seule voix avec la fédération de ski locale, l’exploitant et les deux gouvernements régionaux de Castille-et-León, ainsi que de Madrid, tous vent debout contre cette fermeture. Une fronde de taille.

Le ski, poumon économique du village

Aujourd'hui, on imagine sans difficulté l'époque faste de Navacerrada. De nombreux édifices, anciennement des hôtels de choix, sont désormais désaffectés. Seule une poignée de restaurants, dont les derniers travaux commencent probablement à dater, se maintiennent au départ des pistes. Au comptoir de l'établissement Dos Castillas, Dragomir souhaite bien entendu que la station reste sur pied : « Quand il y a un peu de neige comme c'est le cas depuis trois semaines, il y a beaucoup de gens qui viennent de Madrid et des alentours. Et ils sont très heureux de pouvoir skier aussi près de chez eux. » Ces week-ends là, le restaurant tourne à plein régime tandis que la route est bloquée par des bouchons monstres. « Environ 200 personnes travaillent autour d’ici grâce au ski alpin et près de 1 000 enfants apprennent à skier chaque année », complète Chus qui sait à quel point cette activité maintient ces emplois non délocalisables sur place.

Avec le pas hésitant des débutants qui marchent rarement en chaussures de ski, trois jeunes Madrilènes traversent la station, dans une effervescence palpable. «C'est la première fois que nous faisions du ski, raconte Teresa, l'une d'entre elles. C'était génial, on espère pouvoir revenir. » De nombreux habitants de la capitale ont connu leur première sensation de glisse ici.

Paco, loueur de skis dans la station depuis 32 ans, a suivi tous ces débutants et les dernières décennies sur le col. Dans son atelier, il a exposé des dizaines de photos de la petite station sous des mètres de neige, la plupart sont jaunies par les années, trahissant leur âge. Une façon comme une autre de se souvenir de ces années glorieuses.

Le manque de neige, déjà dans la presse espagnole en...1987

A l'hiver 87, tandis que la station du col de Navacerrada est dans l'impossibilité d'ouvrir pour les traditionnelles vacances de Noël à cause du manque de neige, la presse espagnole se fait déjà le relais de questions sur l'avenir de la pratique. Déjà à l’époque des voix s’élèvent pour dire qu’il faut s’habituer à vivre sans neige à cette altitude. "Les stations de la Guadarrama ont aujourd’hui un problème de survie, relate ainsi un article de l'époque. Ils seront peu à l’avenir à pouvoir se permettre des saisons identiques." Une petite voix montante que tente de couper court l'exploitant d'alors : « Malgré le fait que le manque de neige est un problème grave pour l’industrie du ski, il ne serait pas logique de penser à fermer l’entreprise. » Il faut dire que les déficits de Navacerrada sont toujours épongés par la région de Madrid dont dépend alors la délégation de service public.

Mais au même moment, les canons à neige se développent dans le monde - et notamment en France - offrant de nouvelles perspectives à ces petites stations en peine.
En 87, seules trois stations espagnoles, équipées de ces engins "miracles", ont pu ouvrir. La station de Navacerrada n'obtiendra les siens qu'en 1994 face à l'immobilisme de la région. Ou la peur d'investir dans une cause jugée perdue ?

Un peu plus loin...

L'ex-station de Cotos devenue un espace naturel préservé

Los Cotos, un exemple de restauration en Europe

En mettant fin à la concession des pistes de ski de Navacerrada, l’État espagnol souhaite se tourner vers le même modèle que la station voisine, démantelée dès 1999 pour en faire un espace 100 % naturel. La station avait ouvert en 1969, lors de l'apogée du ski alpin et de la neige dans la Guadarrama, mais avait fait face à plusieurs hivers sans or blanc à partir des années 80. Quand le territoire est passé dans le giron du nouveau parc national de la Guadarrama en 1990, la pression s'est faite plus forte sur l'exploitant qui a finalement été exproprié après une décennie de bataille juridique. Pour la première fois en Espagne, le concept de "délit environnemental" a été appliqué.

Ce mercredi de fin janvier, les amateurs de montagne se pressent à l'entrée du site. Le paysage printanier ne donne pas la possibilité cette fois de sortir les skis de fond ou de randonnée, mais qu'importe : de nombreux sentiers sont accessibles avec chaussures de marche (et crampons pour la glace) au pied du pic de Penalara (2428m), le point culminant du massif. « Ici, il y a vingt ans, il y avait une grande piste de ski à travers la forêt », indique Ignacio Granados, l'un des biologistes du parc naturel, en montrant un méli-mélo de végétaux qui ne laissait rien présager. Depuis le retrait total des remontées mécaniques en 2012, la station a entièrement été revégétalisée et la topographie des lieux restaurée. Un laboratoire a même été installé à l'entrée pour suivre le retour en force de cette nature.

« Cet espace a une grande valeur écologique et environnementale, sa restauration était un acte de civilisation », expose calmement Juan Vielva Juez, directeur du parc naturel désormais d'un certain âge et à l'origine du projet de restauration. Il fait référence aux nombreux lacs, cirques, centaines d'espèces de lichens et plantes dont un tiers sont considérées comme rares et menacées sur la planète.

Au passage, il ne cache pas son opinion sur la fermeture de la station voisine de Navacerrada : « La neige n'a pas d'avenir autour de Madrid. Sans les subventions publiques, cela fait longtemps que la station aurait fermé. Le problème du réchauffement climatique est connu depuis très longtemps. Nous aussi, nous avions dû faire face à beaucoup de contestation sociale il y a vingt ans. On nous a dit que les villages autour n'allaient pas survivre. » Entre 120000 et 140 000 personnes profitent du site chaque année, contre environ 100 000 pour la station de ski de Navacerrada.

« Chaque fois que nous restaurerons un morceau de nature, que nous enlèverons un artifice là où il en reste, nous contribuerons non seulement à réparer les dommages causés au monde, mais aussi à recréer un scénario de liberté », termine Juan avec philosophie.

« Notre objectif n'est pas de faire fermer Navacerrada, mais de protéger la nature qui s'y trouve »

María Jesús Rodríguez de Sancho est la directrice de l'Organisme de gestion des parcs naturels espagnols, qui n'a pas renouvelé la concession des pistes de ski à Navacerrada. Depuis son bureau du centre de Madrid, rattaché au ministère de la Transition écologique, elle a accepté de répondre à nos questions.

Où en est la bataille juridique autour de la station de Navacerrada ?

Elle suit son cours. Il y a deux contentieux en parallèle, sur le fond et sur la forme. Sur la forme, il y a un flou juridique qui doit être tranché car la région de Castille-et-León dit qu'elle n'est pas compétente pour faire appliquer notre décision de démantèlement de la station, alors qu'elle gère les relations avec le concessionnaire depuis 1984. Pendant ce temps, nous ne pouvons pas lancer le démantèlement.

Que risquent les responsables de la station qui ont ouvert Navacerrada alors que la concession est terminée?

Ils sont en effet dans l'illégalité. Les remontées mécaniques ont des règles et transportent du public. S'il y avait un accident, il pourrait y avoir des conséquences graves puisqu'ils pourraient ne pas être en règles. Nous espérons qu'il n'arrivera rien.

Pourquoi souhaitez-vous fermer cette station exactement ?

Notre objectif n'est pas de faire fermer Navacerrada. Nous voulons récupérer les terrains qui appartiennent au domaine public pour les restituer à la nature et à tous. Actuellement, ils bénéficient à une entreprise privée à travers une concession du service public. Notre compétence, ce n'est pas les stations de ski, mais la protection de l'environnement car cet espace a une grande richesse écologique. La fermeture de la station est une conséquence de notre action.

Pourquoi le faire maintenant ? Le problème du réchauffement climatique n'est pas nouveau...

La concession de 25 ans s'est terminée l'an dernier, c'était le bon moment pour opérer ce changement. Cela n'avait pas de sens de repartir pour 25 nouvelles années alors que le ski alpin a des conséquences sur le milieu de montagne qui est particulièrement fragile. Nous souhaitons prendre exemple sur la restauration réussie de la station voisine de Los Cotos et dès lors intégrer Navacerrada dans le parc national de la Guadarrama.

Une bataille très politique

Au fond, cette histoire est très politique. Deux visions de société qui s'affrontent à travers les urnes. Depuis son élection en 2018, le gouvernement de gauche de Pedro Sánchez (PSOE) promeut la réhabilitation des espaces naturels et l’extension des parcs naturels, comme c’est le cas pour Navacerrada qui, une fois fermée et démantelée, pourrait intégrer le parc national de la Guadarrama.
Ce qui n’est de toute façon pas du goût de la droite au pouvoir dans la région autonome de Castille-et-León, ou du Parti populaire au niveau national. « Dans deux ans, il y aura un nouveau président d’Espagne, glisse Chus, la fondatrice du collectif pour "Sauver Navacerrada" avec pragmatisme. Nous espérons que la justice n’aura pas avancé d’ici là et que le nouveau président ira dans notre sens. » Sans attendre jusque là, les élections régionales de Castille-et-León du 13 février prochain devraient avoir un impact déjà sur cette affaire. Et sur cette guerre de visions de l'avenir.