De Vannes à Belle-île en avion :
les 18 minutes de la discorde

A Paris, la loi Climat et sa limitation des vols intérieurs est en cours d'examen par les sénateurs. Pendant ce temps, en Bretagne, une nouvelle ligne aérienne dessert Belle-île en une poignée de minutes. Reportage sur toute la ligne, de Vannes jusqu'à son terminus.

« Ici, on lance des bus gratuits le même jour où l’on inaugure une nouvelle ligne aérienne ». Ce mercredi 16 juin, Cléo, en classe de Terminale, est excédée. « Ici », c’est Vannes, la préfecture du Morbihan. « La nouvelle ligne aérienne », c’est celle qui a ouvert il y a un mois pour desservir Belle-île en 18 minutes chrono depuis Vannes.

Les deux aérodromes de Belle-île et Vannes, ralliés en 18 minutes par la nouvelle ligne aérienne.

Les deux aérodromes de Belle-île et Vannes, ralliés en 18 minutes par la nouvelle ligne aérienne.

La jeune militante de Youth for climate, accompagnée de Carole, du collectif citoyen pour le climat, se souvient de la manifestation à laquelle elle avait participé avec une dizaine d’associations pour accueillir le 1er avion de 9 places le 15 mai à l’aérodrome de Vannes. Elles avaient joué une saynète futuriste sur un vol à Belle-Ile en 2030. « Ce projet n’est pas du tout cohérent avec la loi Climat », pointe-t-elle.

La manifestation du 15 mai à Vannes organisée par plusieurs associations de défense de l'environnement. Photo DR

La manifestation du 15 mai à Vannes organisée par plusieurs associations de défense de l'environnement. Photo DR

Et pour cause, dans les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, il était question de supprimer toutes les lignes aériennes intérieures quand il existe une alternative en train de moins de 4 heures. Une durée amoindrie à 2 h 30 après un passage en première lecture au palais Bourbon le 4 mai et qui devrait être maintenue par les sénateurs qui examinent actuellement le texte. Par définition, Belle-île est un territoire insulaire et ne sera pas soumis à cette disposition de la loi Climat. « C’est réglementaire, mais c’est la symbolique qui est importante, s’étrangle Carole. On vit dans un parc naturel, pas un parc d’attractions. »

Deux rotations par semaine

La ligne aérienne Vannes/Belle-île, gérée par la compagnie Finist'air, organise deux rotations par semaine, le samedi et le lundi pour un trajet simple allant de 50 à 100 euros en fonction des situations personnelles. A titre de comparaison, la liaison régulière en bateau depuis Quiberon coûte environ 35 euros aller-retour pour un non-résident. Une autre ligne s'est lancée en même temps au départ de Brest, également deux fois par semaine.

Carole est particulièrement active dans le collectif des citoyens pour le climat. Elle a participé à l'organisation des dernières marches pour le climat à Vannes. Photo DR

Carole est particulièrement active dans le collectif des citoyens pour le climat. Elle a participé à l'organisation des dernières marches pour le climat à Vannes. Photo DR

"Belle-Ile, ça se mérite !"
Carole, collectif citoyen

Belle-Ile enclavée ? L'idée la fait rire. "Ils reçoivent 400 000 touristes par an, ils n'ont pas besoin d'un avion en plus pour leur ramener du monde. Cela va attirer du monde alors même que l’île est déjà saturée. Ce sont peut-être des gens qui ne seraient pas venus pour le week-end s'ils avaient dû prendre le bateau. Belle-Ile, ça se mérite." Et ne lui parlez pas d'avion décarboné, elle vous lancera sur les riverains des centrales nucléaires.

Fin de Notre-dame-des-Landes:
le tarmac de Vannes veut sa part

Pendant que la ligne Vannes/Belle-île se développe au départ de l’aérodrome de Vannes-Meucon, ce dernier va connaître un coup d’accélérateur dans les dix prochaines années. Alors même que la Convention citoyenne pour le climat avait retenu comme proposition d’interdire toute extension des aérodromes existants.

Le 25 mars, la communauté d’agglomération de Vannes, propriétaire de l’infrastructure, a voté un changement de délégataire qui devrait notamment faire quadrupler les vols au départ de Vannes, soit faire passer la structure de 300 vols aujourd’hui à 1 300 d’ici 2030. Le tout pour un coût total de 300 000 € par an pour la collectivité, contre 10 000 € pour l’offre la moins ambitieuse qui se contentait de maintenir l’existant sans aménagements particuliers. "C'est déjà ce qu'on dépense actuellement environ chaque année", précise David Robo, le président de la communauté d'agglomération.

Développer le tourisme d'affaires

Le maire de Vannes et président de Vannes agglo David Robo. Photo JF GUILLON

Le maire de Vannes et président de Vannes agglo David Robo. Photo JF GUILLON

« Ce sont des vols privés, on ne va pas faire une ligne commerciale vers Paris, souligne le président d’agglo et maire de Vannes (droite, ex-LR). On a choisi le délégataire qui avait la démarche la plus écologique. »

Une stratégie offensive trois ans après l’arrêt du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes pour capter la demande de tourisme d’affaires et de loisirs. Pour Sylvie Sculo, maire de gauche de la commune voisine de Séné et conseillère à l’agglo, « ce vote est à total contre-courant de la loi Climat » et n’est « pas à la hauteur des enjeux climatiques». « C’est le sens contraire de l’Histoire, renchérit Christian Lemoigne, élu EELV à l’agglo et candidat aux régionales en troisième position sur la liste. Pendant ce temps, on vote de multiples plans environnementaux très beaux sur le papier, mais que l'on n'évalue jamais. Rien n'est cohérent. »

David Robo botte en touche : « On parle maximum de trois vols par jour, il n’y a pas de polémique. Ce n’est pas l’aérodrome de Vannes-Meucon qui pollue le plus. » Là-dessus, tout le monde semble plutôt d’accord. Rien qu'en Bretagne, il existe huit aéroports, un record pour une région française.

Photo de l'aérodrome de Vannes - GMVA

Le tarmac de Vannes-Meucon. Photo GMVA

Pendant ce temps, une nouvelle liaison à la voile se lance

Entre Quiberon et Belle-île

Cinquante minutes de route plus tard, nous voilà à Quiberon. Prêts à l’embarquement sur la nouvelle liaison à la voile des Iliens, trois jeunes entrepreneurs sensibles à l’écologie. «C’était un mauvais timing pour eux [la compagnie aérienne], parce que nous avons fait notre première traversée le 12 mai avec un grand retentissement », relate Jonas Duvivier, l’un des associés, en relevant les pare-battages du catamaran qui peut embarquer jusqu'à 67 personnes. Ce mercredi après-midi, nous sommes quatre.

À peine sortis du port, Jonas et son skippeur Matthias envoient les 150 m² de grand-voile, puis l’immense génois. Mais au bout de quelques minutes, la mer d’huile prenait raison des louables intentions des marins qui rallumaient le moteur, dépités. « On est obligés de maintenir une certaine allure car on a des horaires très précis à respecter pour accoster dans les ports », glisse Jonas, qui assure ne consommer qu’une poignée de litres de gazole dans ces cas-là grâce à l’appui de la voile.

Une goutte d'eau dans l'océan

Le 12 juin, le catamaran a embarqué son 1000e passager. Ils ont une trentaine de passagers par jour. L'objectif ? 8 000 passagers par an. Soit une goutte d'eau sur l'océan des 800 000 passages actuels. Et la micro-entreprise prévoit une forte demande en juillet-août, au vu des réservations sur l'île. « Il y a un vrai engouement pour notre projet, se réjouit l’ancien marin-pêcheur de Grandville, à l’entrain communicatif. Tant mieux pour la compagnie aérienne si leur liaison marche, mais cela me paraît aberrant. » A l'avant du bateau, Charlotte et Marc savourent les paysages : « On n’aurait jamais pensé à prendre l’avion pour aller à Belle-île », confient ces Rennais, qui viennent sur l’île pour la première fois.

Une heure trente plus tard, le bicoque fait son entrée au Palais, le port principal de Belle-île, tandis que le Bangor, l’un des deux mastodontes qui assure la traversée Palais/Quiberon toute l’année, s’extirpe du quai, dans un nuage de fumée noire.

Le catamaran des Iliens dans le port de Quiberon

Le catamaran des Iliens dans le port de Quiberon

Jonas (à droite) fait participer les passagers au hissage de la grand-voile.

Jonas (à droite) fait participer les passagers au hissage de la grand-voile.

Jonas (à gauche) a rejoint le projet de ses deux associés Léon et Maéva pour lancer cette ligne à la voile, Matthias (à droite) est l'un des skippers qui assure la traversée.

Jonas (à gauche) a rejoint le projet de ses deux associés Léon et Maéva pour lancer cette ligne à la voile, Matthias (à droite) est l'un des skippers qui assure la traversée.

L'arrivée à Palais.

L'arrivée à Palais.

Les arrivées au port du Palais et de Quiberon sont minutées à cause du trafic, il faut parfois attendre son tour à l'extérieur du port.

Les arrivées au port du Palais et de Quiberon sont minutées à cause du trafic, il faut parfois attendre son tour à l'extérieur du port.

A Belle-Ile : des pour, des contre et des indifférents

« Il ne faut pas se voiler la face, ces gros bateaux polluent aussi beaucoup, répond Patrick Lorec, le gérant de l’hôtel-restaurant l’Atlantique depuis 27 ans, quand on lui parle de la ligne aérienne. Cela m’a un peu surpris, mais je suis sûr que cela restera marginal. » Depuis son poste d'observation, il se rend compte, par contre, que le Vindilis émet de la fumée de plus en plus noire au fil des années. Le bateau de transport de passagers, de voitures et de marchandises a été construit en 1998. "Tout le monde a le droit de venir ici", tempère l'hôte, bien dans son métier.

Un peu plus loin, Guirec, un loueur de vélos, est tout aussi circonspect : « Il y a des pour, des contre et d’autres qui s’en fichent. Dans ceux qui râlent, il y en a qui peuvent partir en Thaïlande pour une semaine. En tout cas, ce ne sont pas les Bellilois qui vont l’utiliser, car ils ont besoin de leur voiture pour aller sur le continent. »

Dans la rue adjacente, Yannick Le Gallic, le gérant du tabac Aux portes de Palais, fait partie de ces indifférents. "Je ne suis ni pour, ni contre. Je n'ai même pas vu la tête de cet avion. Ce qui est sûr, c'est que sans le tourisme, l'île ne pourrait pas vivre."

S’il y en a une qui se sent concernée, c’est Françoise. La militante de la première heure, active dans plusieurs associations écolos, a participé à l’autre manifestation à l’arrivée du premier avion sur l’île le 15 mai. « Quand la ligne existait entre Lorient et Belle-Ile il y a vingt ans, on parlait moins d'empreinte carbone. Nous, on se moquait surtout des richards qui pouvaient se payer l'avion. D'ailleurs, une fois sur deux, ils étaient bloqués au sol à cause de la météo. Aujourd'hui, c'est différend. C’est d’une telle incohérence avec la loi Climat et l’évolution de la société, je n’en reviens pas. »

Françoise habite Belle-Ile depuis trente ans.

Françoise habite Belle-Ile depuis trente ans.

Un constat partagé par Sabine (*), qui a préféré garder l’anonymat face à des pressions contre sa personne : « Quand on nous dit qu’on est enclavé, on a l’impression d’être aux îles Marquises, rit-elle jaune. On ferait mieux de mettre l’argent de l’entretien de cet aérodrome, en déficit récurrent, dans des voies cyclables. Cela éviterait peut-être les accidents comme le dernier de mars [l'ancienne adjointe à l'environnement de Saint-Brieuc est décédée à vélo renversée par un automobiliste, NDLR]."

Les données sur la pollution générée par les gros bateaux réguliers, elle les a cherchés longtemps. "Rien n'est rien public, tout est très opaque", s'agace-t-elle.

Celle qui se définit comme le poil à gratter des collectivités insiste : "Tout ce qui a un impact sur l’environnement, on le voit sur une petite île comme la nôtre. C'est parce que notre île est préservée qu'elle attire. Même le New-York times le dit. Mais justement, il faudrait agir en ce sens et fixer des limites à l'aviation par exemple. On ne prend pas l’avion pour venir prendre un café ici alors que le Pôle nord est en train de fondre. »

"La loi Climat ne s’est pas tellement intéressée à la question insulaire. Elle s’est centrée sur les territoires d’outre-mer. Les avancées pour le climat y sont donc davantage du ressort des collectivités."

Agathe Bounfour Responsable Transports pour Réseau action climat

Le bilan carbone des différentes façons d’arriver à Belle-île :

➤ Vannes/Belle-île en avion Caravan 9 places (18 minutes) : 16,50 kilos de CO2 par passager pour 55 kilomètres de vol et un taux de remplissage moyen de 70 % (soit 0,30 kg CO2 par passager et par km).
Vannes/Quiberon en train : 1,2 Kg de CO2 par passager émis (plutôt 5 kilos en cas de correspondance par car à Auray).
➤ Vannes/Quiberon en voiture : 11,48 Kg de CO2 pour un véhicule roulant au diesel et 7,5 Kg pour une essence, soit un total divisé par autant de passagers présents.
➤ Quiberon/Belle-île en gros bateau à moteur : 9,8 Kg de CO2 par passager pour 17 kilomètres de traversée avec un taux moyen de remplissage de 70 %, soit 0,57 Kg de CO2 par passager et par kilomètre.
➤ Vannes/Belle-île en petite navette à moteur : 37,4 Kg de CO2 pour 65 km et le même taux de remplissage de 70 %.

Sources : projections de la compagnie Finist’air, sur la base de données du ministère de l’Environnement et du site de la SNCF. Il n'existe pas de chiffres officiels donnés par les compagnies maritimes, ces projections sont faites sur la base de la consommation de kérosène utilisé par les avions, mais le fioul lourd utilisé est probablement encore plus polluant.

Le petit avion de la compagnie Finist'air qui assure la liaison avec Belle-Ile. Photo Finist'air

Le petit avion de la compagnie Finist'air qui assure la liaison avec Belle-Ile. Photo Finist'air

L'aérodrome de Bangor à Belle-île.

L'aérodrome de Bangor à Belle-île.

L'un des nouveaux petits avions électriques commandés par la compagnie Finist'air. Photo Finist'air

L'un des nouveaux petits avions électriques commandés par la compagnie Finist'air. Photo Finist'air

"Démocratiser l'accès rapide au territoire"

Charles Cabilic ne s’attendait pas à une telle levée de boucliers. Le nouveau directeur de la compagnie Finist’air, engagé dans la décarbonation de l’aérien, assure répondre à une demande des acteurs locaux en ouvrant la nouvelle ligne Vannes/Belle-île. « L’île est très difficile d’accès, estime-t-il. Il y a bien des hélicoptères privés pour s’y rendre, mais nous voulions démocratiser l’accès rapide au territoire, que ce soit pour les touristes, mais aussi pour les professionnels et faire un peu de fret. » Historiquement, la compagnie Finist'air a été créée il y a une quarantaine d'années pour assurer la continuité territoriale des îles. Depuis son lancement le 15 mai, la liaison Vannes/Belle-Ile a assuré une poignée de rotations, avec des taux de remplissage variables pour ses 9 places. « C’est prometteur», lance le directeur, qui ne peut guère dire le contraire à ce stade.

Un remake des années 90

Une ligne similaire avait déjà été exploitée par la compagnie entre 1990 et 2000 de Lorient à Bangor. Pour Charles Cabilic, l'abandon de cette ligne est dû à des bisbilles entre les différents conseils départementaux. Selon nos informations, la ligne serait surtout passée de 4 000 à 2500 passages annuels et n'était donc plus rentable.

Selon les calculs de l'entrepreneur, les gros bateaux réguliers polluent davantage que sa ligne aérienne, rapporté par passager et par kilomètre parcouru. « On remplace un transport polluant par un autre sensiblement moins polluant. Je ne dis pas l’avion c’est bien et le bateau c’est mal, nuance-t-il. Nous n’avons pas vocation à remplacer les bateaux. C’est complémentaire. » La loi Climat ? Un non-sujet, selon lui, puisqu’il n’existe pas d’alternative directement en train dans le cas de Belle-Ile. « On ferait mieux de se battre sur de l’écologie positive », lâche Charles Cabilic.

Vers du 100 % électrique

Comme son projet de transformer la ligne Vannes/Belle-île ou Brest/Ouessant en liaison 100 % électrique. « Il est très facile d’atteindre l’autonomie sur ces petits avions avec des courtes distances à parcourir, s’enthousiasme l’entrepreneur qui a reçu ses premiers petits avions hybrides il y a quelques jours. On y travaille, il nous faut encore deux ans pour lancer des lignes commerciales. »

L'aval des collectivités

Sur l’île, le directeur de Finist’air a reçu un accueil favorable de la communauté de communes qui gère l’aérodrome aux 4 000 passages annuels. Pour sa présidente, Annaïck Huchet, également maire de Bangor, « la vie insulaire est parfois compliquée » et ce genre d’alternatives peut s’avérer « très utile ». Elle précise : « La question du transport est primordiale sur l’île. Sans voiture et en fonction des correspondances, il faut parfois une demi-journée pour rejoindre Vannes. Quand on part en vacances depuis ici, on sait que l’on perd deux jours de la semaine dans les transports. »

L’édile en a surtout ras-le-bol de « la stigmatisation » des personnes qui prennent l’avion et qui « n’osent plus s’exprimer ». Annaïck Huchet a d’autres chats à fouetter : la saison estivale s’annonce intense, les réservations affluent avec son lot de problématiques du manque d’eau à la gestion des déchets. Chaque été, Belle-île multiplie sa population au moins par 8.

"Je n’ai pas les détails sur ce projet. On ne va pas tout régler dans la loi Climat. Mais je veux que l’on fasse prendre conscience aux gens ce que ça implique de se déplacer et ce que ça implique en termes de gaz à effets de serre."

Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, interrogée vendredi sur Public Sénat au sujet de la ligne